L’instantanéité et la spontanéité propres à l’image vidéo lui vaut de devenir l’outil idéal des militants politiques à la fin des années 50. Une décennie plus tard, le pionnier de l’art vidéo Nam June Paik, s’approprie la télévision dont il détourne sa fonction première, le défilement des images, afin d’y apporter un regard plasticien. Il exploite alors les capacités de l’image vidéo pour l’utiliser comme matériau, il la déforme et joue avec, dès lors qu’il prend conscience qu’elle peut être remaniée à l’infini. De nombreux artistes poursuivent cette réflexion sur les possibilités de distorsion de l’image vidéo, ce qui mène souvent à la réalisation de sons et d’images conceptuels.
Dans les années 70, certains commencent à questionner la place du spectateur et son rôle de regardeur dans l’art vidéo. Les créations visuelles s’inscrivent alors dans des installations qui dépassent la simple vidéo, et où le spectateur devient partie intégrante d’une oeuvre interactive.
Plus tard, la mise au point de la VHS rend la production de vidéos plus accessible et permet une meilleure qualité d’image. De plus, les possibilités de traitement électronique des images enregistrées connaissent de réels progrès. C’est ainsi que des artistes, tels que Bill Viola, mettent l’art vidéo au service d’installations monumentales qui repensent l’espace d’exposition. Viola sera aussi un précurseur en terme d’exploration des capacités de trucage des bandes magnétiques.
L’art étant indissociable des progrès techniques et informatiques, la seconde moitié des années 90 voit apparaître son lot de sites d’artistes vidéastes sur Internet, qui se transforme alors en support d’oeuvres préexistantes. Puis Internet devient un médium de création à part entière, et le langage numérique est alors utilisé en tant que matériau. Les oeuvres créées le sont grâce à l’utilisation de logiciels ou encore d’algorithmes de créations visuelles, et intègrent les changements induits par le passage à l’ère électronique : la dématérialisation des supports et des sources, l’immédiateté et la virtualité, mais aussi l’apparition de nouvelles images (de synthèse) et de nouvelles formes de diffusion (le net art par exemple, n’existe que par et sur internet). On peut donc considérer l’art vidéo comme l’ancêtre de l’art numérique dans l’idée de détournements de fonctions initiales d’un objet (télévision, ordinateur), et c’est ainsi que les manifestations artistiques s’enrichissent de ces nouvelles pratiques.
Aujourd’hui, la hiérarchisation entre art majeur et art mineur est totalement caduque, mais à ses débuts, l’art vidéo était considéré comme un art mineur. Et l’histoire de l’art a montré plus d’une fois que les femmes se distinguent dans des pratiques marginales qui n’ont pas d’héritage masculin. C’est sans doute pour cette raison que nombreuses sont les artistes féminines qui se sont servies de la vidéo pour mener des réflexions féministes, autour du corps de la femme ou encore sur les notions de représentation.
C’est dans cette tradition que s’inscrit Morehshin Allahyari, jeune artiste multimédia iranienne vivant à Brooklyn. Elle mène un travail sur la situation politique et socioculturelle de son pays d’origine, mais questionne les notions de genre et de féminité. Elle participe d’ailleurs à l’exposition Computer grrrls à la Gaîté Lyrique en mars 2019, réunissant 23 artistes féminines et internationales qui livrent un regard sur l’histoire des femmes et des technologies numériques.
« Nous devons nous engager dans une fiction dystopique qui extrapole de l’hétéropatriarchie blanche, valide, coloniale, qui structure notre monde. »
En 2016, elle débute une recherche autour de la figure du djinn, sorte de créature surnaturelle féminine ou queer issue de mythes d’origine moyen-orientale. Elle puise son inspiration dans les contes que sa grand-mère iranienne lui racontait à propos de ces figures monstrueuses, qui pourtant avaient d’abord été valorisées pour leur force. L’artiste, militante féministe, tente donc de leur redonner leurs lettres de noblesse.
She Who Sees the Unknown : Huma est un extrait d’une minute 46 d’une vidéo réalisée en 2017. Pour la réaliser, Morehshin Allahyari s’adonne à la numérisation, à la modélisation et à l’impression 3D pour créer une sculpture en trois dimensions de Huma, un djinn connu dans divers contes orientaux, qui a pour rôle « d’apporter la chaleur au corps humain et est responsable de la fièvre commune ». Elle reprend ainsi cette figure pour dénoncer le réchauffement climatique, dans une vidéo qu’elle projettera auprès des véritables statues lors d’une exposition.
Dans l’extrait en question, on aperçoit Huma, le djinn à trois têtes, placé au centre du champ, sur un fond noir. Dans le même temps, le spectateur peut entendre la voix de l’artiste iranienne (le texte est en anglais, mais des sous-titres sont disponibles en haut à gauche du champ) décrire la créature. Chaque élément décrit apparaît alors subtilement à l’écran, avec un jeu sur le clair-obscur. D’abord les trois têtes félines, suivies d’un cut… Puis les bras, cut… Et les jambes, dans un plan à nouveau suivi d’un cut, etc. Par la suite, la luminosité augmente peu à peu sur ce qui semble être la sculpture toute entière, avant qu’elle ne disparaisse soudainement, laissant ainsi le spectateur face à un écran complètement noir durant trois rapides secondes. Après cela, la vidéo se poursuit sur la description des trois talismans de la créature, ainsi que sur son rôle dans le monde, toujours avec un jeu sur la luminosité. Mais cette fois, la vidéaste contrefait un éclairage dysfonctionnel, qu’elle renforce par l’usage de grésillements sonores, afin de continuer à dévoiler partiellement Huma.
La vidéo s’achève alors brutalement. En effet, pour les plus curieux qui souhaitent la voir dans son intégralité, il faut contacter l’artiste qui vous la fera parvenir.
Ressources :
BOULON-FAHMY, Annie. Du féminin dans l’art ou l’art a-t-il un genre ? Les arts plastiques au féminin In : Genre & Éducation : Former, se former, être formée au féminin [en ligne]. Mont-Saint-Aignan : Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2009 URL : http://books.openedition.org/purh/1740
Galeries Nationales du Grand Palais, Artistes et Robots, catalogue d’exposition, Paris Rmn-GP, 2018
KRAUSS Rosalind, LAGEIRA Jacinto, RAMADE Bénédicte. VIDÉO ART, Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 23 mars 2020. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/art-video/
MOISDON Stéphanie. Qu’est ce que l’art vidéo aujourd’hui ?, Beaux Arts éditions, Août 2008MOREHSHIN Allahyari, She Who Sees the Unknown, [en ligne], consulté le 2 avril 2020. URL : http://shewhoseestheunknown.com/


